C'EST LE DELUGE
QUI S'ANNÜNCE...
UNE NUIT
ENGLOUTIT
13 SIÈCLES
DE TRAVAIL
RADAR DRESSE LA CARTE DU SINISTRE
k- y 6 a
Vent en poupe, un avion pulverise les records
W E U's
HOLLANDE L'aventure de Pierre Boks
le boulanger de Raamsdonkveer
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1 m. 40 d'«iu. Ie 1" tcvrier.
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TERMONDE
CALAIS
.BRUXELLES
TOUQUET
Routes
PUTTEN
ileVtholen
ZUID BEVELAND
WffLJCHEREgl
NULLE fièvre, en ce matin dn 30 janvier, dans
les modernes bureaux de la Météorologie
Nationale. Les cinquante télétypes pianotent,
les ondes courtes crépitent. et. d'un millier de
points d'observation répartis dans l'hémisplière
Nord, parviennent en code international les rele-
vés de température. de vitesse des vents et de
pressions barométriques du monde occidental.
Cette activité intense est le lot quotidien. Nul
èmoi. quai Branly.
Pourtant. c'est l'heure oü le drame s'ébauche.
oü la catastrophe pointe. TYois heures plus tót
a peine, des hommes qui souïfraient du chaud el
du froid, du blizzard ou de la tornade. marins de
frégates metéorologiques secouées par la houle
ou observateurs c.nadiens perdus dans la neige.
tecliniciens bénévoles ou proicssionncls. ont fait
lcurs releves. Pour eux. le temps ne veut rien
dire. Seuls. quelques chiffres comptent. Ils les
ont transmis.
Et ces chiffres. sur les tables a dessin des car-
tographes. sont en train de devenir des points.
I.es points se trans.orment a leur tour en cour
bes. Et les courbes, a mi-chemin des Montagnes
Rocheuses et des contreforts de l'Oural. com-
mcncent a broder dans le calme douillet des bu
reaux du quai Branly, les contours d'une inquiè-
tante o zone de dépression
Elle est alimentée en air chaud venant des
Tropiques. Cct air chaud, entrant en con lit aver
les masses d'air froid provenant du pole, cntre
les Azores et le nord de la Scandinavië, ne me
dit rien qui vaille. A surveiller...
Ainsi a conclu lc chef-prévisionnistc Tis
sue de la conférence qui, tous les jours a onze
heures, lui permet de tirer les lemons des obser
vations iailes par ses collaborateurs spéciaüsés
en etudes d'aUitude ou études de prcsslon
Midi. La radio et les télétypes fournissent
leur moisson de chiffres. Le chcf-prévisionniste
est de plus en plus soucieux. La depression in-
quiét.wite s'.iccuse, s'alimente. devient tempête.
C'est un mouvement tourbillonnaire qui se drpla-
ce lentement. ma is menace de balaycr tout sur
son passage.
Dix-huit heures. L' usine météo fonction-
ne a plvin rendement. Sur leurs cartes, les des-
sinateurs tracent des courbes d'isobarcs de plus
en plus serrécs le vent souffle de plus en plus
fort.
Un message court sur les télétypes. a destina
tion des six chefs des centres nationaux de l'O.N.
M. et donne Talarme. Chacun des centres avisera
les autorités. Bordeaux arrètera ses avions en
partance pour la Scandinavië, Brest, pas encore
menace, n'alertera peut-étre pas son port, raais
Boulogne préviendra ses bateaux.
Les prévisionnistes rédigent maintenant leurs
bulletins. A 20 heures, la tempête n est toujour»
pas déclenchée. raais le communiqué, diffusé
par Radio-Saint-Lvs a destination des navires au
large met en garde contre la dépression qui,
contournant 1'Angleterre par le Nord. sc dirige
vers le Danemark. cernée par la titanesque sara
bande des vents déchainés a 700 km. de son
centre.
A ce moment-la, un avion a hélice de la
T.YV.A. pris par la tourmente et poussé par elle,
bat tous les records en faisant du 760 hmk,-
La dépression se creuse, la dépression se
Cctte phrase court dans la tête du chefi
prévi quand il termine son service. A-t-il vu
les choses trop en noir. ou trop en rose
Quoi qu'il en soit. ce soir du 30 janvier, le
tnondc se eouche tranquille...
A 1'aube du samedi 31, le ministère de I'Air
britannique envoie l'avis de tempête aux auto-
rites fluvialcs. Tout est aussi tranquille dans les
bureaux de la Météo parisienne. Le drame. pour
tant. u déja pénétré quai Branly
A 10 h. 34, un premier S.O.S. court sur les
ondrs. Désespéré Le Princess Victoria
coule, vaincu par la mer démontée, cntre 1'Ecosse
et I'lrlande. 129 morts
A la Météo, on sait déja que le cyclone épar-
gnera a peu prés 11 France. Mais a travers les
chiffres qui continuent a parvenir aux opéra
teurs radio, aux télétypistes, on lit mille souf-
frances. mille tragédies... Les messages de dè-
tresse se inultiplient. Trente batiments sont en
péril...
La nuit est tombée quand une sorte de raz de
ma ree envahit Testuaire de la Tainise :'lcs flols
de la mer du Nord. poussés par les vents fur'cux.
s'cngouffrent dans l'entonnoir formé par le De
troit. s'v housculent. se conjuguent aver les jjran-
des marées. brisent les digues et les jetées. On
est sans nouvelles de 230 chaluticrs anglais sur-
piis au large de l'Ecosse.
A Krabbendyck, cn Zélandc, une detonation
formidable réveille la population la grande di
gue a cédé. Les flots se ruent sur les basses
terres
A Dunkerque, l'eau monte de 2 m. 40 dans Ie
port. Une brèche de 150 mètres s'ouvre dans la
digue Texier. Deux cités inondées sont évacuèes.
Les dégats se chlffrent a un milliard.
A Knocke-le-Zoute et a Oslendc, les sirènes
hurlent. Sur la Perle des plages beiges le
vent arrache un bébé des bras de sa mere et le
précipite a Ia mer...
Et c'est une nuit hallucinante
Partout oü passé le cataclysme regnent l'effroi,
l'liorreur et le deuil. A Stavenisse, en Hollande,
le toscin appelle les habitants aux digues. Les
digues cèdent. Des centaincs d'hommcs sont noyés.
A l'aube du dimanche lor février, les premiers
reporters survolant en avion les polders conquis
sur Ia mer par un petit peuple couragcux voient
flotter sur les eaux des troupcaux entiers de
cadavres de bètes. Des yillagcs, des villes sont
rayés de la carte. 28.000 personnes sont isolees en
Angleterre sur l'i'e inondée de Shcppey La R.A.F.
parachute 37.000 sacs de sable.
Onze heures. Les bureaux bien chauffcs du
quai Branly sont calmes. Trop culirics. Toute cctte
belle machine a pu prévoir la souffram-e humaine
Mais que pourrait-elle faire pour I'éviler La
dépression aborde TAllemagne. Mals entre deux
tracés, deux études, les météorologues vont jeter
un coup d'ceil consterné sur Tunémomctre qui re-
transcrit, affolé. les vitesses de vent cnregistrées
au sommet de la Tour Eillcl. Bien tót, les aiguilles
se bloqucnt Tanémoinèirc a attcint son maxi
mum 180 kmli.
Dix--huit heures. La depression attcint la Po-
logne, mais elle n'cst plus alimentée direc'.ement
en air chaud venant du sud. Elle s'évanouil peu
a peu dans Test.
Elle est désormais inoffensive const-itcnt
les prévisionnistes avec soulage.ment. Mais toutes
les a cochonneries qu'elle a laissécs dans le ciel
vont nous revenir en neige...
Hélas La neige, le gel. le froid, tuent encore
cette nuit-la des centaincs de sinistrés.
Lundi 2 février. Comme un nuage chasse
l'autre, les mille relevés du matin, transmis par
radio, incitent déja a s'occuper de la tempête
suivante qui pointe a Thorizon des prévisions. Le
monde prend conscience de Tampleur d'une catas
trophe qui n'cst plus a Téchellc humaine.
Mardi 3 février. Tandis qu'on dresse un pre
mier bilan des pertes cf.royables causées par la
tempête (514 morts, 800 disparus, 50.000 sinistrés
en Grande-Bretagne, 1.500 morts, un million de
sinistrés en Hollande) on trouve flottant sur les
eaux qui recouvrent l'ile de Canvcy (100 morts
en quelques minutes) un bébé endormi dans son
berceau...
Ostende est envahie par les rats. Llle de
Goeree, en Hollande. a disparu. Les dizaines d'a-
vions et d'hélicoptères de toutes les nationalités
qui survolent les régions inondées n'ont pu la
retrouver. A Stillendam. 100 personnes réfuglèes
dans les arbres depuis deux jours, affamées «t
(olies d'épouvante, Iachent prise les unes après
les autres et sont emportées par les flots boueux
et tourbillonnants. Des milliers de gens passent
trois ,nuits sur des portions de digucs rongèes
par les vagues ou sur les toits, par un froid
mortel. Des femmes y accoucbent, avant d'etre
sauvées par des liélicoptères. Et partout c'est
l'angoisse et la mort.
La Hollande est bru'.alement amputee d'un
vingtième de sou territoire, rcconquis par la mer.
Mais a ce cataclysme sans précédent dans
Thistoirc de i'Europc moderne, correspond un
geste de solidarity admirable. Du monde entier
afiluent les secours, les dons, les volontaires, le
maiériel de sauveiage. Lc vieux continent dé-
couvre son unité.
La tempête s'est maintenant cstompée a l'est.
Déja les services du quai Branly Tont mise
en conserve Sous iorme de fiches, elle ira
mourir' dans un classeur gcant d'oü. dans cent
ans peut-étre. les savants pourront l'exhumer.
Mais le drame continue. Le prévisionniste de
service, penché sur de nouvelles cartes, suit avec
anxiété la naissance de nouveaux phènomënes
météorologiques. Le vent souffle toujours du
nord sur la Hollande. Autant que l.i force d'un
cyclone, sa persévérance est rcdoutahlc.
Et. déja, sur les polders martyrs, se profile la
menace de la prochaine marée.
T lorsque l'eau et le feu
I l'eurent chassé de sa
maison, Pierre Boks, le
boulanger de Raamsdonkveer.
jeta sa veste calcinée dans le flot
dóbordant et. brandissant son
portefeuille intact, salua le De
luge.
Dieu merci s'écria-t-il.
avec eet argent je vais pouvoir
aider les autres...
C'est une histoire vraie de l'ad-
mirable pays de Hollande. Pierre
Boks n'est qu'un sinistré. parmi
des dizaines d'autres sinistrés.
Mais le creur qui bat dans sa
poitrine est plus grand que la
nuit et peut-étre mëme que la
mort
C'était done samedi, ra-
conte-t-il. Un bon jour pour moi
Le samedi soir. je pcux veiller
cn t'ami'le. II n'v a pas de four-
néo le lendemain. Le jour du
Seigneur, seuls les moulins tra-
vaillent...
Pierre Boks s'installa devant
son poste de radio et se frotta
les mains. Kees de Laance êtait
au programme. Kees est le cham
pion des ondes nécrlandnises.
Veritable digest de Maurice
Chevalier, de Zappy Max et de
Jean Nohain. il vient chaque
samedi soir contcr ses petites
histoires devant le m;cro de radio
Hilversum. Et tout le monde s'es-
claffe.
Ce soir la Kees de Lannge
obtint un veritable triomphe.
Je ne me sens pas b;en.
eommencn-t-il d'un air emprunté.
J'ai attrapé la grippe.
Puis, après un temos de repos
Evidemment. c'est la même
chose que Ia semaine dernnre
Lc boulanger de Raamsdonk
veer partlt d un bon gros rire.
Voih't (pit êtait sqirituelVoüa
ce qui s'appe,iait x'nnxuserDam-
né Kees, vu Et Pierre Boks en
cut bien pour cinq minutes avant
de retrouver son sérieux.
...L'heure êtait. douillette et
onforlable. La salie a manger
dos Boks respira't le bonhcur de
vivre. Tapis sur moquette au
plancher, gravures aux murs,
large ebeminêe carrcléc, frigi-
dairo et plantos verte-. Ün bon-
beur de vivrc l'ünage cossue
du brave boulanger de Raams
donkveer et son aimable familie.
Prés du poêle, Juliana et Ma
ria Boks s'affairaient a des tra-
vaux d'aiguille.
Père, c'est notro dernier
samedi avant le carnaval... baisse
un peu la radio, nous sommes
continuellement distraites.
- Rien faire, répondit plai-
samment Pierre, Kees est juste-
ment en train de parler du car
naval. Ecoulez plutöt!
Elles obéissent, boudeuses...
Depuis six mois, Juliana ne
vivait plus que dans Tespoir de
cette soiree, de la Vastenavond
Pierre Boks, le boulanger.
(dcuxiëme jour de mi-caréme)
oil, gentiment accoutrée, un loup
noir sur le visage, elle pourrait
donner rendez-vous dans la foule
a Jan, son promis.
Et la veillée se poursuit.
Quand vint l'heure d'éteindre
la radio, Pierre Boks s'élira dans
son fauteuil, réclama un peu de
cal'é a Jane, sa femme, et, la tête
lasse, remplie du ronronnement
du feu, sc lalssa doucemcnt aller
a ses reveries favorites.
D'abord. il songea Ia Chrysler
qu'il voubit arhol.er pour rem-
placer sa vieille volture ó'occa-
sion. et aux dix mille florins qu'il
faudrait débourser machinale-
ment, il porta la main a son
coeur et se sentit tout heureux
d'y découvrir son portefeuille.
Puis, il eut une pensée pour
Mme Naagtzgam, la locataire du
dessus qui. depuis quinze jours,
attendait (d'une heure a l'autre)
un enfant,
Pourvu qu'clle nous laisse
transquilles cette nuit, grogna-t-
il tout haul. Depuis le temps
qu'elle nous parle de sa Ro-
salina
Et sa femme, le comprenant
deini-mot, sourit avec vendresse
a Invocation de son vceu.
Pierre, tu es fatigué. Tu
dors dans ton fauteuil. II faut
aller te coucher.
II se laissa faire, comme un
grand enfant sage. En montant
l'escalier, il sifflotait Chaque
liomme a eu dans sa vie une
petite amie La rengaine
nationale.
...Et ce fut tandis qu'il dor-
mait. qu'a pas de géant s'ap-
procha la catastrophe.
Des cris de femme me ré-
veillèrent, raconte-t-il. Et tout
de suite, je crus que c'était la
locataire qui accouchait. Tu
entends demandai-je a ma
femme Mais elle ne me répon
dit pas. Je n'eus dailleurs pas
le temps de poser une nouvelle
question. Dans un fracas terri
ble. la porte de la chambre
venait de s'ouvrir, un formida
ble bouillonnemenl semblait
remplir la pièce voisine.
L'eau l'eau m'écriai-je,
Et Jane, tirée aussitöt de son
sommeil, se dressa dans le lit
en hurlant Les filles t Pier
re, sauve les filles Le dé-
luge était sur nous.
Raamsdonkveer gisalt déjq
sous plus d'un mètre d'eau. Ler.
digues avaient craqué sous la
formidable pousséc d'un oura-
gan subit, En même temps,
Pierre Boks entendit claqucr ses
volets, glapir le vent comme un
forcenê et crier d'épouvante la
pauvre Mme Naagtzgam.
-- Je sautai du lit... j'étais
(SHITE PAGE 6)
RADAR 15 FEVRIER 1953
Cette carte associé, en un seul dessin, le temps et Tespace. Elle donne Engouffrés dans le couloir de la mer du NQrjmlssoulevent les flot»
le calendrier de la catastrophe, sa marche, son étendue et la nomen- e* les mènent a I'assaut contre les cótes de l^n^BMret.des Pays-Ba*
clature des lieux cruellement frappés. On y suit la trace des vents, yec une puissance dépassant toutes les humaincv
LES Hollandais ont conqnls la Hol
lande sur la mer. Dés Tan 640.
on éiablit des digue3. A par-
tir du XIV- siècle, on ,ne cessera
plus de cuirasser la cóte. Travail
de titans obstincs. Travail indis
pensable. Hollande sfgnifie Pays
creux >i. Le sous-sol de cette régión
est en voie d'affaissement. Pour
compenser 1'abaissement du niveau
des terres, les fleuves déposent
d'énormes masses d'alluvions. Et
Ton a pu dire que les Pays-Bas cons-
tituaient le Delta du Rhin. Par
malheur, ce flcuve a tendance a éle-
ver son lit au-dessus des alluvions.
Ce phénomène fait peser sur la Hol
lande une terrible menace. Chaque
fois que, pour une raison qnelcon-
que, le dépót d'alluvions sc ralen-
tlt sans que s'atténue Taffaissement
du sous-sol, le pay8 se trouvc en
dessous du niveau de la mer. D'ali
tres eusscnt désespéré. Pas les Hol-
landais. Ils ont tout subordonné a
leur conquctc de Ia terre. Lc Mi
nistère des Eaux est leur ministè
re-clef. On ponrrait, mêtrc par
mètre. retracer Thistoirc de cette
conquête. Mais 1'exemple de lUe de
Goeree Overflakkee, dont nous
publions la carte, suffit a illustrer
d'une manière saisissante les diffi-
cultés et la minutie de cc labeur
émouvant. Vers Tan 1000. Tile n'était
qu'une buttc rocheuse anx embou
chures de l'Eïcaut. De 1477 a 1898,
les parcel'es s'ajoutèrent aux p3r-
cclles. Ce damicr du travail humain
est expressif comme un visage.
Mais comme un visage aussl. Goe
ree peut sc fermer a la lumière.
Une nuit a suffi pour engloutir
les 4/5- de Tile sous des vagues
furieuses. A travers les sièclcs, cette
nuit de colère en. ressuscite une
autre cellc du 18 novembre 1421,
oil 72 villages et 100,000 personnel
périrent dans l'ouragan. Les Hollan
dais se rappclleront éternellemeni
que la mer est leur enncmi intimc
Dicu a fait la ,mer, discnt-ils, et
nous, nous nous sommes charges de
la cóte En ce proverhc, sc re-
trouve toute Ia ténacité d'un peuple
qui a fait dc 85 dc son sol
une terre cultivable le plus fort,
de loin, des pourr.cntagcs du znonde.